samedi 30 août 2008

La première fin

Toute ta vie, celle que je connais du moins, tu as été malheureux…
Pour quelles raisons exactement?
Je ne saurais dire…
Tout ce que je sais, c’est que tu étais un homme malade, profondément atteint par un mal permanent, sans doute beaucoup trop fort pour toi… et pour moi

Toute ta vie, celle que je connais, tu as essayé d’y échapper, sans succès

Malgré tout, toute ta vie, celle que je connais, tu as été un homme fort…

Mais un jour, tu as cédé…


Nous sommes jeudi soir… le chien qui devient impatient, mes frères qui font semblant de dormir, moi qui rêve de dormir… toi, toi qui est saoul, toi qui n’es pas bien, toi qui se répète que ça a assez duré. Tu tentes d’attirer mon attention, tu tentes de me dire ce que tu veux faire… comme la fois d’avant, celle où j’ai fait semblant de ne rien comprendre, parce que je n’y croyais pas, parce que t’avais encore trop bu, parce que les avertissements, on n'y porte jamais attention. Mais aujourd’hui, c’est autre chose… Aujourd’hui, c’est le bon moment pour toi. Tu l’as choisie pourquoi cette journée ? Qu’a-t-elle de spécial ? Je ne saurais dire… tout ce que je sais, c’est que tu viens me voir, et que ça semble drôlement louche. Pourquoi te caches-tu ainsi dans l’embrasure de la porte ? Pourquoi me donnes-tu tes cigarettes sous prétexte que tu arrêtes de fumer ? Maman va être en colère si elle sait… mais bon, nous fumons tous les deux en cachette, complices… Tu me protèges, je te protège, nous puons la cigarette fumée en cachette, et maman n’est pas dupe, elle est lasse je crois. Alors tu te tiens là et tu veux me donner tes cigarettes, celles qui te font plaisir, celles que tu n’as aucune raison de me donner. J’ai alors un doute… puisque je ne suis pas sûre que je comprends ce qui t’arrive. Et tu chancèles… tu balances tellement que le cadrage de la porte ne suit pas tes mouvements. À ce moment, tu le comprendras plus tard, ça te perd d’être trop saoul. Ça te perd parce que je vois ce que tu tiens… Ce métal si froid que la pièce devient glaciale… En panique je me lève, puisque je ne sais quoi faire d’autre, et je te rejoins alors que tu t’éloignes et me demandes de rester loin, de ne pas approcher…

Tu es devant moi, le fusil à la main, le fusil à la tempe, le fusil à la place du cœur. Et tu pleures, je crois… enfin, je ne sais plus, mais ça doit, vu la douleur que tu libères. Tu essaies de toutes tes forces de te tenir droit mais tu n’y arrives pas. Ça aussi c’est au-dessus de tes forces, et de toute façon, t’en n’as plus rien à foutre de ta fierté, alors à quoi bon. Tu parles mais je ne t’entends pas, je ne veux rien entendre, je ferme mes oreilles et j’ouvre les vannes de mes yeux, de ma douleur, de ma panique, de toutes ces émotions que je ne connais pas. Je ne sais pas quoi faire, il n’y a rien à faire. Je crie je pense, je te crie d’arrêter, mais ce n’est sans doute qu’une déchirante lamentation qui résonne dans ma tête, puisque tu ne sembles pas réagir.

La détonation n’arrive pas, le chien s’est caché pour ne rien voir, mes frères font encore semblant de dormir, et moi je voudrais ne pas avoir conscience de ce qui se passe. Je voudrais tant que tu te taises, je voudrais tant ne pas lire en toi et comprendre, malgré tout, ce que tu dis, je voudrais tant ne pas être toute seule, mais je ne voudrais pas non plus qu’eux soient là. Je prie le peu de saints que je connais pour que tu partes en silence, pour que personne ne s’en rende compte, pour que tu sois emporté ailleurs pour sonner le glas. Parce qu’on ne s’en va pas devant ses enfants, parce qu’on ne s’en va pas devant les gens qui nous aiment, parce qu’on ne s’en va pas devant les gens qu’on aime.

Défiant ces minutes éternelles, tu es toujours là, un peu plus las cependant. Est-ce du doute que je perçois ? Du regret ? Ou est-ce simplement l’alcool qui se dissout sous l’effet de l’adrénaline ? Le flingue ne tient plus très bien vis-à-vis ta tempe, mais je ne respire toujours pas, je suis en léthargie. Je pense que je n’ai plus le contrôle et j’attends qu’il se passe quelque chose… autre chose.

Franchissant le seuil de la porte, elle arrive. Malheur à elle, elle ne sait pas encore ce qu’il se passe. Sa soirée tranquille vient de se terminer, sa vie à elle aussi va changer. Cette fois je dois faire un son, puisqu’elle m’entend, et nous rejoint. Je ne le sais pas encore, mais d’elle, j’apprendrai par la suite à gérer toutes les situations, les plus faciles comme les plus difficiles. Ses yeux sont empreints de détresse, elle n’a pas suivi le fil, mais elle comprend tout de suite ce qui se passe. Toi, tu es encore plus désemparé… tu avais oublié qu’elle arriverait ? Ou plutôt non, tu savais qu’elle arriverait ? Avais-tu seulement planifié quoi que ce soit ? Non, tu ne savais rien, tu as agis sous le coup de l’impulsion, sous le coup du débordement intérieur, sous le coup de l’extrême fatigue. Mais c’est terminé maintenant, elle est là, et va te calmer. Je ne sais pas, et je ne saurai jamais comment elle réussit, puisque tu me demandes de m’en aller… Mais pourquoi ??? Pourquoi as-tu commencé ce cauchemar pendant que j’étais là, pourquoi as-tu commencé ton délire alors que je ne savais pas quoi faire, alors que j’étais toute seule ? Pourquoi maintenant me demandes-tu de m’en aller ? Elle, elle me rassure et me dit d’aller dehors un peu, que ça va me faire du bien.

C’est faux. Dehors, j’ai peur, j’ai froid, je sillonne l’inconnu à la recherche de l’oubli, mais je n’y parviens pas. Dehors, c’est loin de vous, loin du drame qui se joue dans le moment, et je suis devenue un personnage secondaire, qui n’a même plus sa place dans l’action. Si ce n’était de cet effroyable sentiment d’impuissance qui m’habite, je crois que je serais rassurée. Je ne sais pas combien de longues minutes je dois me tenir loin, je ne connais pas le bon moment pour revenir, je ne sais pas ce qui se trame à l’intérieur, je tourne en rond sur un trottoir qui m’engloutit, je vais dans un parc que je ne reconnais plus, je regarde la lune et la supplie. Puis-je revenir ? Dois-je revenir ? Va-t-on venir me chercher ?

Je laisse filer le temps…

Ça fait combien là ? Je ne sais pas, mais l’inconnu dans le parc me fait peur, alors je dois rentrer… tant pis s’il est trop tard, tant pis s’il est trop tôt.

Il n’est ni trop tard, ni trop tôt. Je rentre, et tout s’est éteint. C’est le calme plat. Tu dors profondément sur ton sofa, et il s’en vient. Il va venir te sortir de là. Je n’ai rien réussi, elle a pu t'apaiser, il va venir te sauver. Qu’est-ce que ça changera ? On ne sait pas encore… plus tard on le saura. Enfin, moi, je saurai. Je saurai que les cicatrices seront restées profondes.

Entre nous tous, on n’en reparlera plus. Toi et moi, une seule fois, des années plus tard, et ce ne sera pas pour le mieux ; ce sera pour savoir ce que je savais déjà et que j’aurais aimé mieux ne pas savoir.

Cependant, ma seule consolation est de savoir qu’aujourd’hui, tu es bien. Et moi, moi, moi j’ai oublié.
Mais pas eux…